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Le blog de Scribulations

Un amour éternel - Jean-Marie Dutey - Scribulations 01/09

25 Décembre 2010, 21:04pm

Publié par Scribulations

 

 

 

Lettrine--C-automne-.jpg

 

 

et hiver-là, en fin de nuit, son traîneau a des ratés juste au-dessus du cirque d'Archianes. Il réussit à se poser en catastrophe dans une petite vallée non loin. La poudreuse amortit la chute et freine sa course. Puis l'attelage se plante dans une congère, heureusement sans casser trop de bois. Il sort du crash les jambes flageolantes, à cause de l'accident mais gagné aussi par la peur rétrospective que le pépin ait pu avoir lieu avant sa tournée. Fort heureusement, à cette heure-là, tous les enfants avaient déjà eu leurs cadeaux. Il était sur le chemin du retour.

 

Il soulève le capot pour localiser la panne et pousse un ouf de soulagement. C'est juste le mécanisme anti-gravité. Rien qu'un bon coup de marteau et deux tours de clés de douze ne puissent réparer, mais il n'a ni l'un ni l'autre. Il a vu une maison non loin, juste avant l'impact, un peu plus bas. Une auberge. Il entre. Le patron est un grand type au regard clair ayant gardé ses yeux d'enfant. Il n'est même pas surpris de voir entrer chez lui un bonhomme énorme vêtu de rouge et débordant de fourrure blanche dont une partie semble être à lui. A-t-il des outils ? Il faudrait juste un marteau et une clé de douze. Il a.

 

Il regagne son traîneau, répare, rassemble les rennes partis explorer les environs, décolle, passe au dessus de l'auberge pour déposer dans la cheminée le marteau et la clé joliment emballés, avec une bonne bouteille pour remercier. Puis il rentre au Pôle sans encombre, juste à temps pour le souper. C'est l'avantage quand la nuit dure plus de six mois, c'est toujours l'heure du souper. Justement, c'est leur repas d'anniversaire de mariage avec Mère Noël. Mille ans pile cette année, ça compte ! Il a juste le temps d'enfiler une bonne grosse robe de chambre et un chapeau avant de passer à table. Après toutes ces années de bonnet, il ne supporte plus de rester tête nue. Mère Noël a pris une photo de lui ce soir-là. Dessus il a l'air amoureux et réjoui. Réjoui, c'est à cause du Pouilly-Fuissé dont on voit la bouteille sur le cliché et amoureux, c'est grâce à Mère Noël, son amour de presque toujours. Quand il y pense, il doit faire un effort pour se souvenir de la vie sans elle. Elle est ce qui lui est arrivé de meilleur, un vrai cadeau du ciel. Comme souvent, il pense que l'éternité sera encore trop courte pour cet amour-là. Il était justement en train de lui dire ça quand elle a pris la photo.

 

L'été suivant, en préparant les vacances, il se souvient de la petite vallée du Vercors, de l'auberge. Les grandes étendues laissaient espérer beaucoup d'herbe et de discrétion. Les falaises et les crêtes plein de balades variées ; idéal pour passer la morte saison. Il trouve une petite bergerie isolée à laquelle n'accède aucune route et tout le monde passe là ses meilleures vacances depuis longtemps. Mais au moment de repartir, alors qu'il rassemble les rennes, il en manque un. Il cherche Mère Noël pour lui demander si c'est elle qui… Mais il ne la trouve pas non plus. Elle a également disparu.

 

Alors il a un grand sourire et se dit que ça y est, ça la reprend. Elle recommence. Il se rappelle. Il se repasse l'histoire de Mère Noël au ralenti. C'est une histoire qu'il aime bien. Au tout début de cette histoire-là, il y a une lettre. À l'époque, Mère Noël était une toute petite fille. Comme des milliers, des millions d'autres enfants, elle lui avait adressé une liste de cadeaux, mais cette année-là, sa liste à elle ne demandait qu'une chose et une seule. Un des lutins préposés au courrier était venu, très embarrassé, demander au patron quoi faire de cette lettre demandant ce cadeau impossible. Lui avait pris la lettre pour la lire à son tour puis il était parti d'un grand rire.

 

« Cher Père Noël. Cette année, le seul cadeau qui me ferait vraiment, mais alors là vraiment plaisir, c'est ton traîneau et tes rennes. Je sais bien que tu en as besoin, mais comme il est vieux, peut-être pourrais-tu en profiter pour le changer et prendre un camion comme mon papa pour tes livraisons, ou alors une fusée si tu veux aller plus vite ? » Il avait imaginé un instant les rennes coincés dans la cabine d'un énorme camion, puis les rennes en tenue d'astronautes avec un bocal sur la tête. Pas possible bien sûr. Mais il eut envie de la rencontrer, pour lui remettre un autre cadeau, personnellement. Cette nuit-là, il était arrivé à minuit pile chez elle. Il ne voulait pas être en retard. C'était important, il le sentait bien. Elle l'attendait devant la cheminée. Elle avait voulu voir les rennes et le traîneau garés sur le toit. Puis elle lui avait demandé de jouer à cache-cache. Il lui devait bien ça puisqu'il ne pouvait pas lui offrir son traîneau. Elle l'avait fait compter jusqu'à cent et promettre de ne pas regarder. Arrivé à cent, il l'avait cherchée dans toute la maison sans la trouver. Sur le toit, il manquait un renne. Elle était partie avec pour une partie de cache-cache tout autour de la Terre.

 

Cette fois-là, il l'avait retrouvée sans trop de mal. À force, il connaissait le monde comme sa poche. Elle s'était cachée tout en haut de la statue de la liberté. Les bois du renne dépassaient de la lanterne, c'était facile. Il l'avait raccompagnée chez elle. Elle lui avait fait promettre de revenir l'année prochaine. Pour la consoler de devoir partir, de ne pouvoir lui offrir son traîneau, il lui avait dit oui.

 

Depuis, chaque année, le  25 décembre à minuit, il avait rendez-vous avec elle pour une partie de cache-cache tout autour de la Terre. Il fermait les yeux, comptait jusqu'à cent et pendant ce temps, elle prenait un renne pour aller dans sa nouvelle cachette. Elle y avait pensé toute l'année. Elle en était sûre, cette fois, il ne la trouverait pas. Il la trouvait toujours. Mais il avait beau connaître le monde comme sa poche, y chercher quelqu'un le rendait beaucoup plus intéressant.

 

Il l'avait retrouvée dans le Taj Mahal, au sommet de la grande pyramide en Egypte, cachée au fond du Grand Canyon, sur Uluru le gros rocher rouge d'Australie, derrière un arbre de la forêt amazonienne, dans la narine de Lincoln au Mont Rushmor, dans une boule de l'Atomium et même une fois sur la lune. Mais là, elle avait été facile à trouver, parce qu'un renne sur la lune, ça se voit bien. Il la trouvait, il la raccompagnait chez elle. Ils se quittaient en se disant à l'année prochaine. Elle l'embrassait sur la joue. Il faisait très attention quand elle l'embrassait sur la joue parce que l'immortalité, c'est très contagieux, presque autant que le rhume. C'est bien pour ça qu'il habitait au pôle Nord, là où il n'y a presque personne. Ça aurait été bête qu'elle l'attrape sans le vouloir. L'immortalité, faut bien réfléchir avant. Après c'est trop tard, c'est pour toute l'éternité. Autant dire pour toujours.   

 

Chaque année elle vieillissait, puisqu'elle n'était pas encore immortelle comme lui. Un jour, elle ne fut plus une petite fille mais une grande fille. Un jour encore, elle fut une jeune femme puis un autre jour une presque vieille femme. Enfin, pas très vieille quand même. Il l'avait aimée petite fille avec son amour fait de tendresse, d'amusement et de nostalgie. Il l'avait aimée grande fille avec son amour fait de tendresse d'agacement et de patience. Il l'avait aimée femme, avec son amour fait de tendresse d'émerveillement et d'admiration, puis un jour, un jour il essaye de savoir pourquoi il est à la fois très heureux et très malheureux, pourquoi il a chaud en pensant à elle, puis froid. Tout est comme d'habitude mais il se sent pourtant très seul. Il regarde des trucs idiots à la télé, mais ça le fait presque pleurer. Il ne sait pas du tout ce qu'il lui arrive, plus du tout où il en est, plus où se mettre. Le 25 décembre approche et ça ne lui fait presque plus rien. Au travail tout va de travers. Il mélange tout. Il n'a plus du tout la tête à ça. Même les lutins finissent par s'en apercevoir. Ils parlent entre eux. Il faut faire quelque chose. Ils finissent par tirer au sort celui qui sera chargé d'annoncer officiellement au Père Noël ce que tout le monde sait déjà sauf lui : il est amoureux.

 

Ça le soulage de savoir enfin ce qu'il a. Finalement, c'est comme une sorte de maladie dont on ne souhaiterait pas guérir. Il a rendez-vous avec elle comme d'habitude le 25 décembre. Il voudrait déjà y être. Il travaille deux fois plus pour ne pas y penser. Du coup, tout est prêt plusieurs jours avant. Il tourne en rond autour du pôle Nord en regardant sa montre, puis ça y est. Elle l'attend devant la cheminée. Elle s'est endormie dans son fauteuil à bascule avec son chat sur ses genoux. Il la regarde sans oser la réveiller. Avec ses cheveux blancs, ses petites rides au coin des yeux, ses pommettes rouges et son bon sourire, il n'a jamais rien vu d'aussi beau. Comme toutes les femmes, elle est en même temps une jeune femme, une jeune fille, une toute petite fille, mais lui a connu chacune d'elles. Elle ouvre les yeux. Elle lui sourit et comme il ne sait pas quoi dire, il lui offre la bague préparée pour cet instant-là. Elle comprend tout de suite. Elle accepte la bague et tout ce qui va avec. Cette fois, ils partent ensemble tout autour de la terre pour leur lune de miel. Ils visitent de nouveau les soixante-trois endroits où elle s'était cachée toutes ces années. Ils trouvent le monde bien intéressant aussi quand on est deux pour le partager. Puis elle vient habiter avec lui au Pôle. Les lutins ont préparé en cachette une grande fête et leur font la surprise. Ils vivent là heureux des années et des années.

 

Mais de temps en temps, quand les habitudes remplissent les reliefs de leur vie jusqu'au bord, et que celle-ci devient alors aussi lisse et monotone qu'une nouvelle banquise, elle prend un renne et part une semaine. Le premier jour, pour lui, ça va. Bien sûr, ça lui fait un peu drôle de se retrouver seul. C'est un peu étrange, mais intéressant. Le deuxième jour est vraiment super. Il se lève tard, il pille le frigo à n'importe quelle heure et regarde le deuxième film passé minuit. Le troisième jour, il tourne en rond, plus rien ne l'intéresse, les livres disent tous la même chose et la banquise est vraiment trop blanche. Le quatrième jour, il commence la liste de tout ce qu'il aurait pu lui dire si elle était là. Il pense à elle en rangeant tout. Il essaye une nouvelle recette de gâteau mais il le rate. Le cinquième jour, il est débordé. Si elle revenait maintenant, rien ne serait prêt, c'est la panique. Il répare tout ce qui attendait depuis longtemps. Le sixième jour il pense in extremis aux fleurs et réussit son nouveau gâteau. Il lui laisse près du bouquet sur la table avec la liste de tout ce qu'il aurait voulu lui dire. Le septième jour, elle revient. Elle sourit en voyant les fleurs et le gâteau. Elle rigole parce qu'il a rangé les chaussettes dans le tiroir aux torchons. Elle l'attend en lisant la liste de tout ce qu'il n'a pas pu lui dire et quand il arrive, elle lui saute au cou. Plus tard, ils s'endorment dans les bras l'un de l'autre et c'est reparti pour une bonne centaine d'années.

 

Ce récit a été initialement publié dans Scribulations 01/09

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